Les projets de recherche collaborative peuvent-ils renverser la prédominance des récits imposés ?
Koen Vlassenroot
Depuis le début des guerres du Congo en 1996, différents récits ont tenté de comprendre les racines, la nature et la complexité de la violence et des conflits dans ce pays. Les débats publics et académiques se sont d’abord concentrés sur l’implication militaire des pays voisins. Après le début de la deuxième guerre en
1998, le contrôle des ressources naturelles (principalement les minerais) était de plus en plus
considéré comme le principal moteur de la violence. Autrement dit, les ambitions et les stratégies
des factions en guerre étaient considérées comme guidées par des buts économiques. L’accent mis sur les ressources s’est progressivement accompagné d’une médiatisation internationale des niveaux élevés de violences sexuelles, ce qui a fait du Congo la « capitale mondiale du viol ».
Ayant été impliqué depuis plus d’une décennie dans de tells projets collaboratifs, je dois reconnaître que dans la plupart des cas, les collaborations confirment implicitement les logiques sous-jacentes de la production de connaissances. Bien que de véritables efforts soient consentis aujourd’hui pour partir des perspectives plus participatives, les programmes de recherche et les cadres conceptuels directeurs sont généralement encore élaborés par un noyau restraint de chercheurs (dans la plupart des cas basés au Nord, y inclus moi-même) et considérés comme acquis et non-adaptable par le reste de l’équipe de recherche (dans la plupart des cas, mais pas exclusivement, basés au Sud). Cela n’est pas lié au fait qu’il n’y aurait pas en soi de place pour la discussion ou le débat, mais au fait que notre propre positionnalité empêche souvent de le faire. Par conséquent, non seulement ces agendas et ces cadres depensée sont pré-imposés et considérés comme allant de soi, mais aussi les modes de pensée, les registres et les épistémologies dominantes qui y conduisent sont constamment reproduits et guidés par des dynamiques du pouvoir qui définissent le monde universitaire et de recherche. Cela explique pourquoi, même dans les projets de collaboration, les membres au centre de l’équipe de recherche continuent de decider de ce qui devrait figurer à l’ordre du jour de la recherche et pourquoi les chercheurs et les assistants de recherche basés dans le Sud ont tendance à se positioner comme de simples facilitateurs et collecteurs de données et à réduire leur propre espace de navigation dans le domaine de la production des savoirs. Cela entraîne souvent des frustrations de part et d’autre. Pour ceux du Nord et au centre des projets, il peut être difficile de faire face à ce qui est perçu comme un manque d’activisme et de prise encharge du processus de recherche par les chercheurs et assistants basés dans le Sud. Pour ceux qui vivent dans le Sud, le manqué d’autonomie financière et le positionnement dominant implicite de ceux qui vivent dans le Nord, peuvent être tout aussi gênant.
Ces questions ont gagné en visibilité dans les débats sur les politiques d’exploitation de la recherche et de décolonisation de la production des savoirs, comme ceux sur l’Afrocentricité, l’Afripolitanisme etc. Le problème avec ces débats, malgré leur contribution à la réflexivité, est qu’ils restent trop souvent dans la philosophie (et donc une sorte de sociologie critique) et ont du mal à se concrétiser dans la pratique dela recherche. Effectivement, ce qui manque dans ces discussions, c’est la façon dont ces questions contribuent à un cadrage spécifique de ce que nous étudions. Ce qui est considéré comme « le terrain » dans l’Est du Congo, par exemple, est largement basé sur des perspectives, des approches, des paradigmes, des concepts et des théories qui sont produits et imposés de l’extérieur. En même temps, c’est le résultat d’une manière spécifique de « faire de la recherche », des épistémologies spécifiques, des valeurs et des pratiques de recherche particulières. C’est pourquoi les points de vue locaux sont rarement pris encompte dans les discussions et les débats plus larges, et ce malgré leur existence. La façon dont les chercheurs du Sud regardent leur propre monde dans la production scientifique est largement définie par les perspectives dominantes produites ailleurs. Leur positionnement est soit stratégique, soit opportuniste, soit en raison des relations de pouvoir existantes, souvent acceptées comme telles, même si elles ne correspondent pas à leurs propres vues. Par conséquent, dans certains cas, ily a une distanciation implicite par rapport aux activités de recherche aux quelles ils participent. Ces dynamiques, en fin de compte, engendrent des effets de rétrécissement sur la façon dont nous regardons les réalités sur des terrains que nous essayons de comprendre. Aussi, les collaborations de recherche existantes nous empêchent souvent de faire de réels progrès dans la comprehension et la redéfinition de nos points de vue sur les réalités existantes. Il est certes important de rendre plus visibles tous ceux qui contribuent au cycle de la recherche, de leur accorder une rémunération décente et de mettre en oeuvre des politiques de sécurité solides.
Mais cela ne suffira pas à renverser la domination des cadres de pensée extérieurs. Pour parvenir à une véritable coproduction des savoirs, il ne suffira pasde s’attaquer aux dynamiques de pouvoir qui guident la recherche et de donner la parole à ceux qui sont aujourd’hui réduits au silence. Le changement de logiques existantes nous force à repenser notre propre position en tant que chercheurs. Dans quelle mesure les chercheurs du Nord sont prêts à permettre aux collaborateurs du Sud de remettre en question leurs cadres et leurs points de vue? Et en plus de créer un espace pour une profonde autocritique, comment en arriver à un role plus proactif et à la revendication d’une appropriation, y compris par les chercheurs basés dans le Sud ? La véritable collaboration ne consiste pas seulement à faire des choses ensemble à chaque étape, y compris la conception du projet et la rédaction de la proposition; elle implique aussi la remise en question des cadres de reference et des pratiques de pensée sur lesquelles nous nous appuyons. En effet, transformer la production des savoirs en une entreprise réellement partagée ne peut réussir que si l’on fait venir de Nouvelles personnes (ou les mêmes personnes mais à partir de Nouvelles manières de faire), si l’on ajoute de nouvelles idées et perspectives et si l’on construit un véritable dialogue entre des perspectives équitablement abordées. Il s’agit de créer et de revendiquer un espace pour et par ces nouvelles voix