Les défis de la chercheuse sur le terrain conflictuel
L'auteur, Irène Bahati
Le métier de chercheur est souvent perçu comme un domaine réservé aux hommes. Dans une communauté à image paternaliste, se déclarer ‘chercheuse’ est socialement très difficile pour les femmes. Et c’est d’autant plus le cas dans des contextes conflictuels comme celui du Sud-Kivu et Nord-Kivu. Cependant, être femme offre des avantages (comme par exemple la facilité pour les interviewés à se confier) dans certains contextes, comme de celui des violences sexuelles où les victimes sont plus ouvertes envers les autres femmes.
La tendance dans nos milieux respectifs à l’instar de l’Est de la RDC, est de contrecarrer la carrière de la femme-chercheuse avec des arguments souvent ancrés dans un certain machisme. Ceci se passe tout d’abord dans notre entourage des proches, au niveau de notre famille, nos amis, nos collègues qui déclarent : « Ce n’est pas un métier de femmes. » « Elle ne va pas résister aux conditions de terrain difficiles ». « Comment va-t-elle gérer son ménage en interaction avec ce métier ? » Tandis que le chercheur-homme est pris comme facilitateur ou celui qui peut franchir toutes les portes de recherche et à tous les niveaux, la chercheuse est plutôt considérée comme un être fragile ayant besoin du soutien et d’appui d’une tierce personne.
Cependant, cette chercheuse, mariée ou pas, a des aptitudes et des ambitions, regardant le monde différemment et sachant que par ses recherches elle va participer à la production des connaissances scientifiques. Certes, la réalité du terrain lui impose des défis par moment difficile à surmonter mais auxquels elle a l’envie de faire face. Mais une fois sur le terrain, les difficultés auxquelles la femme-chercheuse peut faire face ne sont pas moindres. Souvent, son rôle de chercheur n’est pas facile à négocier avec les communautés locales. Mes propres expériences en témoignent.
Au cours de l’année 2018, j’étais impliquée dans une recherche pour laquelle il fallait mener des interviews avec des chefs coutumiers de Burhinyi. Dans ma tentative d’organiser des focus groupes, j’étais confrontée à leur réaction: « ngahi bakazi banaderha omubalume ? Ezo nyigirizo zibaharibisize ! Aleke omulume ye aderhe » (un de chefs coutumiers de Burhinyi dans la langue locale, le mashi). Cela veut dire : « où est ce que vous avez vu les femmes conduire une réunion alors qu’il y a des hommes présents ? Les études les ont déjà détruites ! Qu’elle laisse un homme parler ». Et un autre chef coutumier dans la masse rajoutait : « d’ailleurs qu’est- ce qu’elle a dit chez elle en venant ici ? Les parents ont perdu leur autorité devant les enfants ! ».
Une autre recherche sur les travaux des enfants dans les sites miniers m’a amené dans le site minier de Mukungwe à Walungu, avec une équipe mixte pour des interviews. Ce site abrite des creuseurs vieux, jeunes et enfants et des prostituées issues de plusieurs endroits, tous et toutes à la recherche de la survie. Notre arrivée provoqua la débandade dans tout le site et tout le monde criait « les écomog arrivent ! », ceci pour dire « des nouvelles prostituées sont recrutées ! ». Tout au cours de la recherche, nous faisions objet de moquerie, ce qui imposait aussi une certaine menace. Une de mes collègues dit : « Les prostitués pouvaient même nous battre croyant que nous venions leur prendre leurs maris si on était seulement femmes ou alors se faire violer par ces creuseurs ! ».
Ces genres d’expériences sont difficiles à gérer et digérer. Et effectivement, on pourrait se demander s’il y a de la place pour ‘la chercheuse’ dans le contexte conflictuel de l’Est de la RDC. D’autres expériences témoignent néanmoins comment la chercheuse arrive à négocier son accès sur des terrains où le chercheur-homme aurait du mal à accéder. Aussi, elle peut accéder à des discours qu’un homme ne pourrait pas facilement avoir. Par exemple, une étude sur les conflits fonciers à Bukavu m’a amené à parler avec les chefs des ménages sur le mode d’acquisition de leurs parcelles. L’avantage tiré entant que chercheuse était les réponses spontanées que je recevais de la part des certaines femmes qui ne voulaient pas étaler différentes réalités aux collègues chercheurs. « Cette parcelle je l’ai obtenue comme cadeau d’un homme marié avec qui j’avais une relation amoureuse quand j’étais serveuse dans un bar, je crois que tu comprends, entant que femme, ce que je veux dire… Je te le dis parce que c’est entre nous entant que femmes », m’a confié une de mes interviewées. D’autres expériences m’ont été partagées par des amies chercheuses qui ont travaillée à Kanyola dans le territoire de Walungu où il y a eu des violences sexuelles. Sans surprise, les femmes victimes étaient plus à l’aise à leur fournir des confidences et ont parfois refusé de parler aux chercheurs car elles s’en faisaient la même représentation que leurs agresseurs. Cela a fait qu’elles manifestent une certaine réticence envers les chercheurs-hommes.
La femme-chercheuse est souvent confrontée à des défis énormes sur le terrain conflictuel comme celui du Sud-Kivu et Nord-Kivu. Les regards creux, les préjugées, et la méfiance de la part des communautés locales peuvent lui imposer des défis énormes, même jusqu’au niveau des dangers physiques. En même temps, notre expérience a démontré que la femme-chercheuse a sa place sur le terrain conflictuel. Elle peut – dans certains cas – accéder plus facilement à des personnes vulnérables et à des discours cachés sur des dimensions tabous. Il est cependant impérieux de reconnaitre la valeur ajoutée d’équipes mixtes (hommes – femmes) dans la recherche, de l’importance d’encadrement pour les chercheurs et les chercheuses, et de bien réfléchir sur les dimensions sécuritaires des chercheurs sur terrain, qui ne sont pas les mêmes pour les chercheurs que pour les chercheuses.